49
Dan Fawcett ne se sentait guère optimiste. Tout en se rasant, il jetait un coup d’œil sur la pile de journaux entassés au bord du lavabo. L’histoire de Mayo faisait tous les gros titres. La presse se réveillait soudain, se demandait pourquoi il avait été impossible de joindre le Président pendant dix jours. La moitié des éditoriaux réclamait une déclaration publique et l’autre moitié se contentait de poser cette question : « Où se trouve le véritable Président ? »
Le secrétaire général de la Maison Blanche, appliquant de l’after-shave sur ses joues, décida que le mieux pour lui était de continuer à jouer le jeu et de garder le silence, Il allait assumer ses tâches habituelles tout en se tenant habilement en retrait pour laisser le secrétaire d’Etat affronter la meute des journalistes.
Il était maintenant devenu impossible de dissimuler plus longtemps la vérité et Fawcett n’osait même pas imaginer les réactions que l’annonce de l’enlèvement allait provoquer. Jamais un crime d’une telle ampleur n’avait eu lieu aux Etats-Unis.
Sa seule conviction était que la machine bureaucratique continuerait sans doute à tourner. C’étaient les électeurs qui faisaient et défaisaient les hommes mais les institutions, elles, demeuraient.
Il était déterminé, dans son domaine, à rendre la transition le plus souple possible. Avec un peu de chance, il pourrait même conserver son poste.
Il passa un costume sombre puis sortit de chez lui pour se rendre à son bureau. Oscar Lucas et Alan Mercier l’attendaient devant l’ascenseur.
« Ça va mal, se borna à déclarer Lucas.
— Il faut que quelqu’un fasse une déclaration, lança Mercier d’un ton lugubre.
— Vous avez tiré à la courte paille ? demanda Fawcett.
— Oates pense que c’est vous qui êtes le plus qualifié pour tenir une conférence de presse et annoncer l’enlèvement.
— Quoi ? Et les autres membres du Cabinet ? s’écria Fawcett, incrédule.
— Ils sont d’accord.
— Qu’Oates aille se faire foutre ! s’exclama le secrétaire général de la Maison Blanche avec emportement. C’est ridicule ! Il ne cherche qu’à sauver sa peau. Je ne suis pas l’homme de la situation. Pour les électeurs, je n’existe pas. Il n’y en a pas un sur mille qui se souvienne de mon nom et de ma fonction exacte. Vous savez très bien ce qui va se passer. Les gens vont aussitôt s’imaginer que les principaux dirigeants du pays se défilent et quand tout sera fini, le peu de crédit dont jouissent encore les Etats-Unis aura été balayé. Je suis désolé, mais c’est au secrétaire d’Etat de faire la déclaration.
— C’est impossible, expliqua patiemment Mercier. Si Oates est obligé d’occuper le devant de la scène et d’invoquer son ignorance face à un tas de questions embarrassantes, certains ne manqueront pas d’en déduire qu’il a quelque chose à voir avec l’enlèvement. N’oubliez pas que c’est maintenant le futur Président, donc celui qui avait le plus à y gagner. Les amateurs de scandale vont hurler à la conspiration. Souvenez-vous des réactions quand l’ancien secrétaire d’Etat Alexander Haig a déclaré qu’il avait la situation en main après la tentative d’assassinat sur Reagan. Son image s’en est aussitôt ressentie. Les gens n’auraient pas aimé voir cet homme qu’ils estimaient dévoré d’ambition diriger le pays. Il a dû finalement démissionner.
— Ce n’est pas comparable, répliqua Fawcett. Je vous assure que si j’arrive pour annoncer que le Président, le vice-président et les deux leaders du Congrès ont mystérieusement disparu et sont présumés morts, ça va déclencher une véritable émeute. Et puis personne ne me croira.
— Peu importe, fit Mercier d’un ton ferme. Ce qui compte c’est que Douglas Oates entre à la Maison Blanche avec une réputation intacte. Il ne parviendra jamais à recoller les morceaux et à faire son boulot s’il fait l’objet de rumeurs et de soupçons.
— Oates n’est pas un politicien. Il n’a jamais manifesté la moindre ambition pour la présidence.
- Il n’a pas le choix, affirma Mercier. Il devra assurer l’intérim jusqu’aux prochaines élections.
— Est-ce que je peux au moins espérer la présence des membres du Cabinet derrière moi pendant la conférence de presse ?
— Nori ! Ils n’accepteront pas.
— Vous me jetez donc dans la fosse aux lions, fit Fawcett avec amertume.
— Je crois que vous exagérez un peu. On ne va pas vous rouler dans le goudron et les plumes. Ne craignez rien pour votre avenir. Oates tient à ce que vous restiez secrétaire général de la Maison Blanche.
— Pour me demander de démissionner dans six mois.
— Nous ne pouvons pas garantir le futur.
— Bien, fit Fawcett d’une voix tremblante de rage. Allez dire à Oates que l’agneau est prêt pour le sacrifice.
Il passa entre Lucas et Mercier, et sans se retourner, emprunta le couloir conduisant à son bureau. Il entra et se mit à arpenter furieusement le sol. Les rouages de la bureaucratie allaient l’écraser. Il était dans une telle colère qu’il n’entendit pas arriver Megan Blair, la secrétaire du Président.
« Seigneur ! Je ne vous ai jamais vu dans un tel état d’agitation », dit-elle.
Fawcett se retourna avec un sourire forcé :
« Je passais mes nerfs sur les murs.
— Ça m’arrive aussi, surtout quand ma nièce me rend visite et m’inflige ses disques de disco…
— Vous désiriez quelque chose ? la coupa-t-il avec impatience.
— A propos de nerfs, fit-elle. Pourquoi ne m’a-t-on pas informée que le Président était rentré de son ranch ?
— J’ai dû oublier… »
II se tut et la dévisagea avec une étrange expression.
« Qu’est-ce que vous racontez ?
— Le Président est de retour et personne ne m’a avertie. »
Les yeux de Fawcett s’écarquillèrent. « Mais il est au Nouveau-Mexique !
— Certainement pas. Il est assis en ce moment même à son bureau. Et il a râlé parce que j’étais en retard. »
Megan Blair n’était pas une femme à plaisanter ainsi. Fawcett la regarda droit dans les yeux et il vit qu’elle disait la vérité.
Elle subit cet examen, quelque peu intriguée.
« Vous vous sentez bien ? » demanda-t-elle.
Fawcett ne répondit pas. Il sortit en courant de son bureau et se précipita dans le couloir, croisant Lucas et Mercier qui continuaient à s’entretenir à voix basse. Ils s’interrompirent, surpris, tandis que Fawcett, les bousculant au passage, hurlait comme un fou :
« Suivez-moi ! »
Ils demeurèrent un instant cloués sur place, totalement abasourdis, puis Lucas, réagissant le premier, se lança derrière le secrétaire général.
Fawcett fit irruption dans le Bureau ovale et s’immobilisa, le teint livide.
Le Président des Etats-Unis leva la tête et sourit :
« Bonjour, Dan. Quels sont mes rendez-vous pour aujourd’hui ? »
A quelques centaines de mètres de là, dans une pièce discrète du dernier étage de l’ambassade soviétique, Alexeï Lugovoy, installé devant un large écran de contrôle, surveillait les ondes cérébrales du Président traduites en clair. Le texte russe se déroulait sur une imprimante.
Le psychologue but une gorgée de café puis se leva, ne quittant pas des yeux les lettres vertes qui s’inscrivaient. Il ne parvenait pas à dissimuler sa fierté.
Le cerveau du Président transmettait chacune de ses pensées, chacune de ses paroles avant leur formulation et même les mots prononcés par d’autres quand il les recevait et les emmagasinait.
La seconde phase du projet Huckleberry Finn était un succès total.
Lugovoy décida d’attendre encore quelques jours avant de passer à l’étape décisive, la plus délicate, l’émission d’ordres. Si tout allait bien, et son cœur se serrait à cette idée, ce projet auquel il avait consacré tant d’efforts passerait entre les mains des hommes du Kremlin. Et ce serait alors le Premier Secrétaire du Parti communiste d’Union soviétique et non plus le Président américain qui mènerait la politique des Etats-Unis.